Le genre « fantastique » est souvent dénigré en France, et au mieux mal connu ou franchement ignoré. Outre Edgar Allan Poe (qui a meilleur presse, mais auquel on ne rend que très rarement les honneurs littéraires qu’il mérite) qui connaît Matheson, Mathurin (dont je parlerais sûrement très bientôt) et Howard Philips Lovecraft (HPL pour les intimes) à part une poignée d’amateurs de science fiction et de fantastique ou d’aficionados des jeux de rôles ?
Lovecraft est loin d’être un écrivain mineur pourtant. Il a fondé un mythe, un style, presque une école et sa stature est au moins égale à celle d’un Poe.. D’un point de vue littéraire déjà, il a considérablement influencé le fantastique tel qu’on le conçoit aujourd’hui, que ce soit dans la création de nouveaux concepts (qui n’ont que difficilement été repris après lui) ou dans l’application de procédés littéraires tout à fait innovants et ô combien efficaces.
Son œuvre est disparate : une correspondance énorme (plus de cent mille lettres, dont certaines de trente ou quarante pages), de nombreux poèmes, beaucoup de participations (voire de réécritures complètes) à des nouvelles de nombreux confrères, et des nouvelles. Parmi celles-ci, ceux que l’ont pourrait qualifier de « grands textes », les plus célèbres, cohérents entre eux, et qui à la fois exploitent et aliment le mythe qu’il a créé (familièrement appelé le « mythe de Cthulhu » en hommage à sa nouvelle la plus populaire).
De nombreux écrivains (F.B. Long, R. Bloch, A. Derleth, L.Carter, F. Chappell, D. Wandrei, etc.), ses fameux « disciples » ont continué son œuvre. C’est un cas unique dans la littérature moderne. On ne parle pas ici d’hommage ou de parodies, mais bien de continuation. Ils ont cherché (avec plus ou moins de succès) à développer l’œuvre, en reprenant le « mythe » et en utilisant les techniques littéraires du maître.
Première caractéristique de Lovecraft, c’est son rejet du réalisme. La vie quotidienne et ses tracas ne l’intéressent pas. Il ne perdra donc pas de temps avec ça.
« Je suis si las de l’humanité et du monde que rien ne peut m’intéresser à moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d’horreurs innommables provenant d’espaces extérieurs. » (H.P. Lovecraft).
Il a une haine du monde en général, renforcée par un dégoût du monde moderne. Il ne s’en justifie pas, cette répulsion lui est évidente, fait partie de lui et préexiste à son œuvre.
C’est notamment ce qui constituera son originalité littéraire. La conception classique de la littérature fantastique consiste à présenter un environnement normal, rassurant, puis à y introduire l’horreur, la peur, l’anormal. Rien de tout ça chez HPL. Il n’a absolument pas envie de décrire le train-train quotidien et rassurant d’un quidam. Il annonce tout de suite la couleur et avec quelle violence ! Pour exemple, l’incipit de l’Appel de Cthulhu :
« À mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur un îlot de placide ignorance au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et sur la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix d’un nouvel âge de ténèbres. »
Par rapport à la conception classique où l’on risque souvent d’être déçus (car notre esprit imagine toujours pire que ce qui sera finalement révélé), cette approche sélectionne les lecteurs dès le départ. Tout le challenge consiste ensuite à assurer le crescendo vers l’horreur finale. Et Lovecraft y arrive superbement.
Chez lui, l’épouvante n’a rien de psychologique. Elle est purement factuelle. Autant il rejette le matérialisme dans le contexte de ses écrits, autant il innove en l’introduisant dans la forme de la peur qu’il évoque et suscite. La peur n’y est pas liée à des croyances ou à des interprétations, elle est purement matérielle. Elle se base sur les faits, sur les sens, sur ce que perçoit le personnage.
Ses personnages sont donc des marionnettes sans relief qu’il va démanteler sans scrupules. Cette platitude des héros de Lovecraft est parfaitement voulue et au service de son style. Il ne veut pas décrire son histoire, sa psychologie, son milieu social et familial. Tout cela est inutile pour lui, la seule fonction de ses personnages est de percevoir. Il ne veut pas nous décrire des psychoses ou des folies, mais une répugnante réalité. La seule fausse note qu’on pourrait lui reprocher c’est que ses personnages sont un peu obtus…ils mettent un temps fou à croire ce qu’il leur arrive ou a se convaincre qu’il ne s’agit pas d’un rêve… Mais avait-il réellement le choix ? Quel autre moyen d’emmener ses « héros » au devant de l’horreur ? Qu’ils fassent preuve de courage viril est aux antipodes de sa conception de l’être humain.
Ce qui caractérise aussi Lovecraft c’est le désespoir absolu de ses écrits. Pas de Happy End chez lui. Ses héros ne sauvent pas le monde, bien au contraire, ils ne font qu’avoir la confirmation qu’il est bel et bien condamné et un aperçu des horreurs qui attendent pour surgir, tapies dans l’obscurité. Ses chutes n’apportent pas d’apaisement, et la mort de ses héros ne permet pas de conclure l’histoire. Ses personnages sont soit grotesques, soit pathétiques, et ses héros sont toujours des victimes.
« Quant à la chute, si chère aux américains, elle ne l’intéresse en général que fort peu. Aucune nouvelle de Lovecraft n’est close sur elle-même. Chacune d’entre elles est un morceau de peur ouvert, et qui hurle. La nouvelle suivante reprendra la peur du lecteur exactement au même point, pour lui donner de nouveaux aliments. » (Michel Houellebecq)
Pour HPL la vie n’a pas de sens, certes. Mais la mort non plus.
Son rejet du réalisme et de sa description a des conséquences parfois déroutantes. Jamais dans ses textes on ne trouvera la moindre allusion au sexe et à l’argent. Considérations bien trop vulgaires pour un gentleman puritain. Que l’on n’y cherche pas de signification pseudo psychanalytique, ni de la symbolique sexuelle cachée dans son œuvre. C’est de façon parfaitement délibérée que Lovecraft occulte ces aspects. Et encore une fois parce qu’ils n’apportent rien à ce qu’il veut décrire.
Le but de Lovecraft est d’amener le lecteur à un état de fascination. Il n’y a que deux sentiments qui l’intéressent : l’émerveillement et la peur. Il bâtira tout son univers sur eux.
L’émerveillement qu’il suscite, on le retrouvera dans ses descriptions de citées cyclopéennes, étranges et étrangères, reposant sur des géométries échappant à l’entendement humain. On le retrouvera dans son attrait pour l’architecture et l’exotisme. La peur, quant à elle sera primale et violente. C’est aux peurs humaines élémentaires qu’il fait appel, celle de l’inconnu, de l’inéluctabilité, de ce qui est fondamentalement étranger. « Etranger » ici est à prendre au sens lovecraftien : on parle de quelque chose de radicalement étranger à la terre, d’incompréhensible, dont la contemplation conduira à la mort ou à la démence.
Pour ça, il va créer un style unique, qui lui sera propre. Tout d’abord dans l’utilisation d’adjectifs évocateurs qui s’accumulent parfois jusqu’à l’exaspération, mais qui atteignent leur but avec une remarquable efficacité. On en trouve un exemple remarquable dans Prisonnier des Pharaons :
« Je vis l’horreur de ce que l’antiquité égyptienne avait de plus affreux, et je découvris la monstrueuse alliance qu’elle avait depuis toujours conclue avec les tombeaux et les temples des morts. Je vis des processions fantômes de prêtres aux têtes de taureaux, de faucons, de chats et d’ibis, qui défilaient interminablement dans des labyrinthes souterrains et des propylées titanesques auprès desquels l’homme n’est qu’un insecte, offrant des sacrifices innommables à des dieux indescriptibles. Des colosses de pierre marchaient dans la nuit sans fin et conduisaient des hordes d’androsphinx ricanants jusqu’aux berges de fleuves d’obscurité aux eaux stagnantes. Et derrière tout cela je vis la malveillance indicible de la nécromancie primaire, noire et amorphe, qui me cherchait goulûment à tâtons dans l’obscurité. »
Il est à noter que HPL conseillait volontiers à ses disciples « de ne pas abuser des adjectifs tels que monstrueux, innomable, indicible… » !
« Il y a quelque chose de pas vraiment littéraire chez Lovecraft » dit Houellebecq. En effet, il a souvent une approche d’ambiance, il parlera de lueurs blafardes, de lunes gibbeuses et décroissantes, d’explosion sanglante et cramoisie d’un coucher de soleil, ou de la limpidité cristalline d’un azur inaccessible.
Une des forces de son style réside dans son affinité avec les sciences exactes et de leur vocabulaire scientifique, à priori fort éloignées de l’univers littéraire (et encore plus à son époque). Il plongera allègrement dans les ressources des mathématiques et des sciences physiques, de la topologie, « à avoir frémi aux travaux de Gödel sur la non complétude des systèmes logiques formels ». Lorsqu’il évoque des « angles impossibles ou improbables » c’est d’un point de vue mathématique, tout comme lorsqu’il qualifie « d’impies et paradoxales » les équations de la mécanique quantique (à peine découvertes). Dans les Montagnes Hallucinées, dont les héros sont une équipe de scientifiques, il offre le point de vue scientifique de chacun, du géologue, du biologiste, etc. Il fera frissonner de peur et retranscrivant le rapport d’autopsie d’une créature inattendue.
La précision que cela lui apporte permet de renforcer le sentiment d’horreur. « Plus les évènements et les entités décrites seront monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et clinique. […] Si des entités distantes de plusieurs centaines de millions d’années viennent à se manifester dans notre histoire humaine, il importe de dater précisément les moments de cette manifestation. Ce sont autant de points de rupture. Pour permettre l’irruption de l’indicible. »
Lovecraft a une « patte », et que l’amateur d’HPL qui n’a jamais pensé un jour : « c’est très lovecraftien » (devant un tableau, une scène de film, une ambiance musicale), me jette la première pierre.
Il n’y a rien de tranquille ni de réservé dans l’œuvre de Lovecraft, elle est brutale & effrayante. En contraste total avec sa personnalité lisse de gentleman puritain.
Il y aurait beaucoup à dire sur la personnalité de Lovecraft qui a vécu en inadapté social et en reclus toute sa vie. « Il fascine car son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre : foncièrement raciste (allant jusqu’à l’extrême vers la fin de sa vie), ouvertement réactionnaire, il glorifie les inhibitions puritaines. Il méprise l’argent, considère la démocratie comme une sottise et le progrès comme une illusion. Le mot de "liberté" si cher aux américains ne lui arrache que des ricanements attristés. Il conservera toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mépris de l’humanité en général. Tout en faisant preuve d’une extrême gentillesse pour les individus. »
Aucune biographie n’a réussi à dissiper l’aura de pathétique étrangeté du personnage. Et Sprague de Camp, au bout de 500 pages doit avouer : « je n’ai pas totalement compris qui était H.P. Lovecraft. »
« Comme dans ce terrifiant désert de l’Arabie intérieure, le Rûb-al-Khâlid, dont revient vers 731, après dix années de solitude complète, un poète mahométan du nom d’Abdul Al-Hazred. Devenu indifférent aux pratiques de l’Islam, il consacra les années suivantes à rédiger un livre impie et blasphématoire, le répugnant Necronomicon (dont quelques exemplaires ont survécu au bûcher et traversé les âges), avant de finir dévoré en plein jour par des monstres invisibles sur la place du marché de Damas. »
(Michel HOUELLEBECQ, H.P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, 1991)
That is not dead which can eternal lie
yet, with strange aeons, even death may die
commentaires
kfigaro 12/01/2006 12:20
kfigaro 04/01/2006 17:21
kfigaro 04/01/2006 16:24
Castalie 04/01/2006 16:54
laurence 03/05/2005 14:20
KeleK 10/03/2005 22:27
bb 27/02/2005 17:07
Jean Yves ALT 27/02/2005 09:28